Tribune « Le Monde.fr »
La santé est un bien précieux, de portée constitutionnelle, qui devrait échapper aux logiques purement lucratives. Aujourd’hui, dans un contexte de raréfaction des ressources en santé, les dérives commerciales se multiplient, ébranlent les valeurs de notre système et compromettent par là même les fondements d’une santé équitable, solidaire et accessible à tous, telle qu’elle résulte des principes de la Sécurité sociale de 1945. S’agissant de l’offre de santé de proximité et des soins primaires en particulier, ces principes d’égalité d’accès aux soins, de qualité des soins et de solidarité, fragilisés et menacés, doivent être défendus avec force.
De nombreuses modalités d’offres de soins fleurissent : centres de soins non programmés, cabines de téléconsultation, ou encore offres de téléconsultations « 24/24 – 7 jours sur 7 », parfois contre abonnement mensuel payant. Ce dernier type d’initiative interroge quant au modèle économique. Est-il principalement axé sur la rentabilité financière validant par là même l’idée que la consultation d’un professionnel de santé relèverait d’une simple transaction commerciale ? Ou bien cherche-t-il à orienter les patients vers des explorations complémentaires ou des interventions lucratives au sein du secteur privé, générant ainsi des revenus conséquents ?
Nous souhaitons alerter et mettre en garde contre cette vision à court-terme de la prise en charge en soins primaires, entretenant l’illusion d’une réponse immédiate à tout besoin ressenti, sans tenir compte de la complexité des situations, et au mépris des dérives et conséquences néfastes sur le long terme pour les usagers.
En premier lieu, il existe un risque de dégradation de la qualité des soins. Une médecine exclusivement centrée sur la demande de soins non programmés conduit à une fragmentation des soins, quand les études montrent qu’une bonne continuité des soins est associée à une réduction des hospitalisations et de la mortalité. Cette approche simpliste, qui néglige la dimension holistique de la santé, constitue un recul pour la qualité des soins. Elle est source de (sur)prescriptions inappropriées et pourrait conduire à une médicalisation excessive des problématiques du quotidien, y compris sociales. L’urgence consiste à prioriser la prévention et un suivi durable, à répondre à l’enjeu crucial de la gestion des patients souffrant de maladies chroniques et des personnes âgées, plutôt que de (sur)valoriser uniquement des actes médicaux ponctuels.
En second lieu, cette initiative constitue une désorganisation de l’offre de soins avec le risque d’accentuer les déserts médicaux. De nombreux médecins à la sortie de leur formation risquent d’être détournés de l’exercice de la médecine générale et des territoires, attirés par les incitations financières de prestataires commerciaux, assorties d’une promesse d’un mode d’exercice moins contraignant. Dans son allocution de janvier 2023, le président de la République a promis pour la fin de l’année un médecin traitant aux 600 000 patients en affection de longue durée (ALD) qui semblent en être privés. Il est urgent de réallouer les ressources médicales limitées aux priorités collectives de santé publique, et d’investir dans la formation et l’installation des futurs médecins afin qu’ils exercent le métier pour lequel les Universités les ont formés et au service de la population qui en a le plus besoin. L’industrialisation de ces activités de téléconsultations dénuées de tout contact physique avec le patient pourrait conduire en outre à une forme de déshumanisation des métiers de la santé : les professionnels étant réduits à de simples exécutants, robotisés, soumis à l’épuisement professionnel et à la perte de sens de leur métier.
En dernier lieu, ces dérives commerciales font peser un risque majeur d’aggravation des inégalités sociales et territoriales de santé. Certaines des modalités décrites conduiront à créer un double système de santé dans lequel ceux qui ont les moyens financiers peuvent se permettre des services privilégiés, tandis que les plus vulnérables et les moins favorisés sont laissés pour compte. Se prémunir d’une « médecine à deux vitesses », d’une division sociale dans l’accès aux soins de santé, constitue alors une priorité qui relève du principe éthique. Il est crucial de ne pas éloigner des soins les populations les plus vulnérables et de garantir la même qualité et le même accès aux soins et à la santé pour tous.
En conclusion, la marchandisation des soins et la financiarisation de la santé s’opposent à l’idéal d’un système solidaire, équitable et de qualité dans lequel les soins primaires doivent jouer un rôle prépondérant, afin de garantir une utilisation optimale des ressources et une prise en charge centrée sur les besoins de tous les patients qui place la santé publique au-dessus des intérêts commerciaux.
Signataires :
- Collège National des Généralistes Enseignants : Président Pr Olivier Saint-Lary
- Collège de la Médecine Générale : Président : Pr Paul Frappé
- InterSyndicale Nationale Autonome Représentative des Internes de Médecine Générale : Président Raphael Presneau
- Association Nationale des Etudiants en Médecine de France Président Yaël Thomas
- Société Française de Santé Publique : Présidente Pr Anne Vuillemin
- Conférence des Présidents de Commissions Médicales d’Etablissement des CHU Président Pr Rémi Salomon